Le Rapport de Brodeck, Philippe Claudel

Je l'avoue, avec Le Rapport de Brodeck, il a réussi ce travail de littérature qui bouscule.
Brodeck est chargé par les autres hommes du village d'écrire un rapport sur ce qu'il s'est passé un soir, à l'auberge du village. C'est lui qui est choisi parce que lui sait écrire.
En effet, son métier est de parler de la faune et de la flore qu'il envoit à une administration qui va en retour lui envoyer irrégulièrement de l'argent.
Pendant que Brodeck écrit ce rapport sur cette chose qui dérange tout le monde, et lui en particulier, il écrit un autre rapport : le sien. Une sorte de journal de sa vie. De comment il en est arrivé là. De comment ils en sont arrivés là.
On ne sait pas vraiment pourquoi à vrai dire. Il y a beaucoup de sous-entendus.
Aucun nom de lieu, aucune date précise. Juste un village au bord d'une frontière, une guerre qui a laissé de nombreuses traces, une langue qui est plutôt un dialecte, des souvenirs la plupart du temps très précis alors que le passé est plutôt flou.
Tout cela, toutes ces imprécisions sont un choix de Claudel et c'est un aspect que j'aime beaucoup dans la littérature en général.
Ce flou qui nous dit que ça pourrait arriver à n'importe qui, n'importe où, n'importe quand.
Ce flou qui nous rappelle quand même les atrocités qui se sont réellement passées.
Ce flou qui nous fait nous poser des tas de questions.
Mais ce flou plein de précisions sur les horreurs en question. Des horreurs qu'on connaît comme un wagon de train plein à craquer d'hommes, de femmes, d'enfants qu'on a enfermé dans le noir sans à boire ni à manger pendant 6 jours et 6 nuits.
Mais aussi l'horreur des hommes qui ont peur eux mêmes.
L'horreur de ce que la peur et l'envie de vivre et de revoir les siens peut amener à faire, ou à subir.
Philippe Claudel écrit toujours aussi bien. Il a vraiment une écriture simple et belle, pour décrire des choses laides. Ca m'a fait pensé au style de Yasmina Khadra un peu, quoique assez différente quand même.
On a parfois l'impression de lire une poésie tellement les mots et les phrases sont douces alors que derrière ces sons merveilleux on lit quelque chose qui fait peur, qui fait froid, qui fait pleurer...
A un moment, j'ai eu la même sensation qu'en lisant une partie de L'aveuglément qui décrit un abus sexuel. Autant dans L'aveuglement, José Saramago écrit les faits et gestes, autant Philippe Claudel dit les choses à demi-mot. Il suggère uniquement.
C'est d'autant plus fort. On imagine le pire.
Et si j'avais été au cinéma, j'aurai probablement mis ma main devant les yeux pour ne pas voir ce qu'on ne me montre pas.
C'est peut-être parce que j'ai eu le plaisir d'entendre l'auteur parler de son livre que j'ai eu un aussi gros coup de coeur.
J'avais moins aimé Les âmes grises (quoique j'avais aussi noté cette écriture particulièrement poétique), et j'ai gardé un très bon souvenir de La petite fille de Monsieur Linh.
De cette trilogie qui n'en est pas vraiment une, je pense que Le Rapport de Brodeck est le meilleur, le plus abouti, le plus dérangeant, le mieux réussi, le plus fort.
Et je vous le conseille vivement à tous !