Sous le pont du Garigliano
Sous le pont du Garigliano se trouve un SDF.
Il a choisi un lieu presque inaccessible à pied. A sa droite, les voitures vont de la banlieue à Paris. A sa gauche, les voitures vont de Paris à la banlieue, ou bien rejoindre le boulevard périphérique. Et derrière les voitures à droite, le RER C s’arrête ou repart de la station Boulevard Victor. Derrière les voitures à gauche, se trouve la Seine dont on ne peut entendre le clafoutis de l’eau par-dessus les moteurs des voitures, du RER, des bateaux et des éternels travaux d’Issy-les-Moulineaux, quelque part derrière lui.
Ce SDF est là tout le temps. Le matin, tôt, le soir tard, en plein milieu de la journée. Il est seul, tout le temps.
Il est loin du monde.
Il ne peut pas voir les gens qui passe à côté de lui rapidement.
Mais moi, je l’ai vu. Plusieurs fois.
En allant à Paris, en rentrant chez moi. Peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Il est là, à chaque fois.
Il est à l’abri de la pluie mais il n’est pas à l’abri du vent et du froid, ni des grosses chaleurs. Il est à l’abri des gens indifférents qui passe à côté de lui d’un air dédaigneux, mais il n’est pas à l’abri de leurs voitures, et peut-être de leurs regards furtifs.
Pourquoi est-il là ?
Pourquoi à cet endroit-là, là où personne ne peut l’approcher ?
Il y a quelques années, alors que je rentrais chez moi, je jetais un coup d’œil comme à mon habitude dans sa direction. À quoi bon ? Ça ne sert à rien de le regarder, surtout que je ne peux pas m’arrêter et le fixer. Je ne peux pas m’arrêter et lui parler.
Mais je passais par là tous les jours et ce SDF m’a marqué dès les premiers instants.
Ce jour-là, il avait traversé la rue, il était debout, du côté de la Seine, les yeux dans le vide, le dos tourné à la circulation.
Je n’ai pas réfléchi et j’ai arrêté ma voiture sur le bas-côté, brusquement, au risque d’avoir un accident.
J’ai arrêté le moteur, cherché mes tickets restaurants dans mon sac. J’ai hésité à laisser la voiture ouverte, à prendre un ou deux, ou le carnet entier de tickets, je me suis demandé si j’allais garder les clefs de voiture sur moi ou sur le contact.
Après tout, qui sait s’il ne va pas m’agresser ? Me voler ? Forcer ma voiture ?
Je sors de la voiture, je me dirige vers lui et je scrute son visage tout en lui disant « je vous vois souvent, tenez c’est pour vous ».
Je lui ai tendu un ticket restaurant de 7 Euros. Je l’avais vu assez souvent pour savoir quelle tête il avait, même si je ne faisais que l’apercevoir, à travers une vite, rapidement.
Il a pris le ticket entre ses mains et est resté bouche bée, regardant bêtement ce ticket qu’il tenait, sans rien dire, sans me regarder, sans me remercier.
J’ai fait demi-tour et je me suis demandé « sait-il au moins ce que c’est ? » « sait-il s’en servir ? » Sait-il qu’il peut acheter à manger avec ça ?
Je ne lui ai pas posé la question, je suis remontée dans la voiture et je suis rentrée chez moi.
Et puis quelques jours plus tard, alors que je rentrais tard et qu’il dormait, j’ai arrêté à nouveau ma voiture sur le bas-côté et j’ai traversé la rue. À cette heure tardive, la circulation se faisait moins dense.
Je lui ai posé un paquet de biscuits juste à côté de son visage. Il respirait doucement. Il n’a pas bougé d’un centimètre et ne semble pas m’avoir entendu approcher.
Le trouverait-il en se réveillant ? Allait-il se demander d’où ça venait, si ce n’était pas un cadeau empoisonné, allait-il être heureux de se réveiller et de trouver à manger juste à côté de lui ou bien allait-il être offensé ?
Allait-il le manger ?
Je ne l’ai jamais su et je n’aurai aucun moyen de le savoir.
Depuis ce temps, je ne passe plus par là et j’oublie qu’il existe.
Jusqu’à hier.
Hier j’ai à nouveau pris ce chemin habituel.
Et je n’ai pu m’empêcher de tourner la tête rapidement dans sa direction.
Il était là, assis, un bras sur chaque jambe, le dos au mur, les yeux rivés par terre, ou dans le vide, je ne sais pas, la bouche ouverte.
C’est toujours propre « chez lui ». Il a quelques couvertures qu’il plie sagement en quatre et empile les unes sur les autres.
A ce moment, je me dis qu’il n’a rien pour lire, rien pour écrire. Il pourrait avoir un carnet et un stylo, écrire toutes ses pensées, écrire sa vie, écrire comment il en est arrivé là. Et je me dis que peut-être il est analphabète, peut-être que ça ne l’intéresse pas. Après tout, il a choisi un endroit où personne ne viendra l’embêter.
Mais je me dis que moi, avec mon stylo et mon carnet, il faut que je parle de lui. Il faut que j’écrive sur ce SDF. Parce que ma bonne action ne s’arrête pas à lui donner à manger dès que je peux, mais à montrer au monde qu’il existe.
Je me pose alors plein de question.
Je l’ai déjà vu dans cette même position en train de manger au-dessus d’un sac plastique. Qui lui avait amené à manger ? Etait-il aller le chercher tout seul ?
Et quand il n’est pas là, à cet endroit précis, que fait-il ?
Va-t-il se promener dans le quartier, quartier où il n’y a absolument rien à part une gare RER, un hôpital et les locaux de France télévision ?
Toutes ces questions fusent dans ma tête alors que la voiture a déjà continué son chemin.
Je suis loin maintenant et je n’y pense plus.
Je repasse dans l’autre sens quelques heures plus tard.
Il est allongé sous les couvertures, il dort, la bouche ouverte toujours.
Et tout d’un coup, je me fais la réflexion suivante, qui apparaît alors comme une vérité :
« Il est rasé ».
Ce SDF est rasé. Et il a toujours été rasé. Il a les cheveux courts. Il est propre. Je l’ai vu de près, Ses cheveux cachés sous son bonnet noir sont argentés, et il avait une barbe naissante de la même couleur.
Je l’ai toujours vu habillé de la même façon : un pull noir, un pantalon noir, des chaussures noirs, un bonnet noir et ce qui ressemble à une veste en cuir noire. Ce sont des vêtements, ce ne sont pas des haillons.
Va-t-il dans un centre ?
Connaît-il quelqu’un qui l’accueille ? Dans ces cas-là, pourquoi vit-il là, reculé du monde au milieu d’un va et vient bruyant incessant ?
Veut-il qu’on le laisse tranquille, est-il là par choix ?
Peut-être que je devrais aller le voir un jour. Certes il a créé un endroit difficile d’accès, mais ce n’est pas impossible.
Peut-être je devrais lui demander comment il s’appelle, pourquoi il est là et s’il veut que j’écrive son histoire.
Et si ça l’ennuyait ?
Et s’il était sourd muet ?
Et si je découvrais un tatouage de quelques chiffres sur son avant-bras ?
Et s’il me racontait qu’il a perdu ses enfants ?
Et s’il me disait qu’il était là par choix ?
Et s’il était complètement soûl ?
Et s’il m’agressait ?
Et si, et si ?
Comment savoir à part aller lui demander ?
Pourquoi ce SDF me hante-t-il ?
Il y en a tellement.
Il y a le SDF devant le monoprix avec son berger allemand. Lui, il a un look de hippie, il a les cheveux longs et lui, ça fait au moins 10 ans qu’il est là…
Pourquoi le SDF du monoprix ne m’intrigue pas tant que le SDF du pont du Garigliano ?
Le SDF du monoprix était déjà là quand j’avais 10 ans, mais lui mendie, lui a une pancarte pour qu’on donne à manger à son chien, lui est là, devant le va-et-vient des gens incessants qui vont au choix lui donner de l’argent, à manger, à boire, discuter avec lui, faire une caresse au chien, passer devant lui en l’ignorant, passer devant lui avec un regard méprisant, passer devant lui avec un regard moqueur.
Il est là au milieu des gens qui attendent le bus, qui passe là à pied, qui vont faire leurs courses, qui entrent dans le monoprix et en ressortent de sacs pleins de bonnes choses. Il est là au milieu des jeunes qui vont faire du shopping et des vieux qui se promènent.
Le SDF du monoprix affronte le monde.
Le SDF du pont du Garigliano est seul. Il est le seul être humain stable dans ce tas de conducteurs concentrés sur la route, sur les infos à la radio ou dans leur discussion avec les passagers.
Et s’il avait un travail ?
Et s’il avait une famille quelque part qui l’a rejeté ?
J’écris ces pages car je me dis que c’est bien pour lui que le monde sache qu’il existe. Que le monde le voit de ses yeux comme le monde voit le SDF du monoprix.
Mais qu’on le voit avec des yeux émus et amicaux.
Parce que lui n’est pas à genoux sur les champs élysées un gobelet devant lui.
Parce que lui n’est pas avenue Montaigne en train de montrer aux gens mondains une invalidité.
Parce que lui n’est pas dans le métro avec un enfant en bas âge.
Parce que lui ne chante pas des chansons qu’on ne veut pas entendre.
Parce que lui ne dort pas sur une bouche d’aération qui chauffe devant un hôtel 4*.
Simplement parce que lui, le SDF du Garigliano est réellement reculé du monde.
On le voit lorsqu’on passe rapidement en voiture, et puis on l’oublie tout aussi rapidement.
Il n’est sûrement pas le seul. Les autres sont peut-être bien cachés, mieux cachés.
Et lui, fait-il partie de ceux qui refuse l’aide du SAMU social ? Et qu’a-t-il fait du ticket restaurant que je lui ai donné ? Et des biscuits que j’ai laissé à côté de lui ?
Et comment s’appelle-t-il ?
Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de l’appeler Marc.
Le SDF aux cheveux blancs et aux habits noirs.
Le SDF au regard vide.
Et si Marc s’habillait différemment, si Marc mettait un costume et une cravate, et si Marc était dans le métro place de la Concorde, si Marc se promenait avec une femme à Montmartre, le reconnaîtrais-je ?
Si Marc n’était plus le SDF du Garigliano, qui serait-il ?
Existerait-il ?
Il a choisi un lieu presque inaccessible à pied. A sa droite, les voitures vont de la banlieue à Paris. A sa gauche, les voitures vont de Paris à la banlieue, ou bien rejoindre le boulevard périphérique. Et derrière les voitures à droite, le RER C s’arrête ou repart de la station Boulevard Victor. Derrière les voitures à gauche, se trouve la Seine dont on ne peut entendre le clafoutis de l’eau par-dessus les moteurs des voitures, du RER, des bateaux et des éternels travaux d’Issy-les-Moulineaux, quelque part derrière lui.
Ce SDF est là tout le temps. Le matin, tôt, le soir tard, en plein milieu de la journée. Il est seul, tout le temps.
Il est loin du monde.
Il ne peut pas voir les gens qui passe à côté de lui rapidement.
Mais moi, je l’ai vu. Plusieurs fois.
En allant à Paris, en rentrant chez moi. Peu importe l’heure du jour ou de la nuit. Il est là, à chaque fois.
Il est à l’abri de la pluie mais il n’est pas à l’abri du vent et du froid, ni des grosses chaleurs. Il est à l’abri des gens indifférents qui passe à côté de lui d’un air dédaigneux, mais il n’est pas à l’abri de leurs voitures, et peut-être de leurs regards furtifs.
Pourquoi est-il là ?
Pourquoi à cet endroit-là, là où personne ne peut l’approcher ?
Il y a quelques années, alors que je rentrais chez moi, je jetais un coup d’œil comme à mon habitude dans sa direction. À quoi bon ? Ça ne sert à rien de le regarder, surtout que je ne peux pas m’arrêter et le fixer. Je ne peux pas m’arrêter et lui parler.
Mais je passais par là tous les jours et ce SDF m’a marqué dès les premiers instants.
Ce jour-là, il avait traversé la rue, il était debout, du côté de la Seine, les yeux dans le vide, le dos tourné à la circulation.
Je n’ai pas réfléchi et j’ai arrêté ma voiture sur le bas-côté, brusquement, au risque d’avoir un accident.
J’ai arrêté le moteur, cherché mes tickets restaurants dans mon sac. J’ai hésité à laisser la voiture ouverte, à prendre un ou deux, ou le carnet entier de tickets, je me suis demandé si j’allais garder les clefs de voiture sur moi ou sur le contact.
Après tout, qui sait s’il ne va pas m’agresser ? Me voler ? Forcer ma voiture ?
Je sors de la voiture, je me dirige vers lui et je scrute son visage tout en lui disant « je vous vois souvent, tenez c’est pour vous ».
Je lui ai tendu un ticket restaurant de 7 Euros. Je l’avais vu assez souvent pour savoir quelle tête il avait, même si je ne faisais que l’apercevoir, à travers une vite, rapidement.
Il a pris le ticket entre ses mains et est resté bouche bée, regardant bêtement ce ticket qu’il tenait, sans rien dire, sans me regarder, sans me remercier.
J’ai fait demi-tour et je me suis demandé « sait-il au moins ce que c’est ? » « sait-il s’en servir ? » Sait-il qu’il peut acheter à manger avec ça ?
Je ne lui ai pas posé la question, je suis remontée dans la voiture et je suis rentrée chez moi.
Et puis quelques jours plus tard, alors que je rentrais tard et qu’il dormait, j’ai arrêté à nouveau ma voiture sur le bas-côté et j’ai traversé la rue. À cette heure tardive, la circulation se faisait moins dense.
Je lui ai posé un paquet de biscuits juste à côté de son visage. Il respirait doucement. Il n’a pas bougé d’un centimètre et ne semble pas m’avoir entendu approcher.
Le trouverait-il en se réveillant ? Allait-il se demander d’où ça venait, si ce n’était pas un cadeau empoisonné, allait-il être heureux de se réveiller et de trouver à manger juste à côté de lui ou bien allait-il être offensé ?
Allait-il le manger ?
Je ne l’ai jamais su et je n’aurai aucun moyen de le savoir.
Depuis ce temps, je ne passe plus par là et j’oublie qu’il existe.
Jusqu’à hier.
Hier j’ai à nouveau pris ce chemin habituel.
Et je n’ai pu m’empêcher de tourner la tête rapidement dans sa direction.
Il était là, assis, un bras sur chaque jambe, le dos au mur, les yeux rivés par terre, ou dans le vide, je ne sais pas, la bouche ouverte.
C’est toujours propre « chez lui ». Il a quelques couvertures qu’il plie sagement en quatre et empile les unes sur les autres.
A ce moment, je me dis qu’il n’a rien pour lire, rien pour écrire. Il pourrait avoir un carnet et un stylo, écrire toutes ses pensées, écrire sa vie, écrire comment il en est arrivé là. Et je me dis que peut-être il est analphabète, peut-être que ça ne l’intéresse pas. Après tout, il a choisi un endroit où personne ne viendra l’embêter.
Mais je me dis que moi, avec mon stylo et mon carnet, il faut que je parle de lui. Il faut que j’écrive sur ce SDF. Parce que ma bonne action ne s’arrête pas à lui donner à manger dès que je peux, mais à montrer au monde qu’il existe.
Je me pose alors plein de question.
Je l’ai déjà vu dans cette même position en train de manger au-dessus d’un sac plastique. Qui lui avait amené à manger ? Etait-il aller le chercher tout seul ?
Et quand il n’est pas là, à cet endroit précis, que fait-il ?
Va-t-il se promener dans le quartier, quartier où il n’y a absolument rien à part une gare RER, un hôpital et les locaux de France télévision ?
Toutes ces questions fusent dans ma tête alors que la voiture a déjà continué son chemin.
Je suis loin maintenant et je n’y pense plus.
Je repasse dans l’autre sens quelques heures plus tard.
Il est allongé sous les couvertures, il dort, la bouche ouverte toujours.
Et tout d’un coup, je me fais la réflexion suivante, qui apparaît alors comme une vérité :
« Il est rasé ».
Ce SDF est rasé. Et il a toujours été rasé. Il a les cheveux courts. Il est propre. Je l’ai vu de près, Ses cheveux cachés sous son bonnet noir sont argentés, et il avait une barbe naissante de la même couleur.
Je l’ai toujours vu habillé de la même façon : un pull noir, un pantalon noir, des chaussures noirs, un bonnet noir et ce qui ressemble à une veste en cuir noire. Ce sont des vêtements, ce ne sont pas des haillons.
Va-t-il dans un centre ?
Connaît-il quelqu’un qui l’accueille ? Dans ces cas-là, pourquoi vit-il là, reculé du monde au milieu d’un va et vient bruyant incessant ?
Veut-il qu’on le laisse tranquille, est-il là par choix ?
Peut-être que je devrais aller le voir un jour. Certes il a créé un endroit difficile d’accès, mais ce n’est pas impossible.
Peut-être je devrais lui demander comment il s’appelle, pourquoi il est là et s’il veut que j’écrive son histoire.
Et si ça l’ennuyait ?
Et s’il était sourd muet ?
Et si je découvrais un tatouage de quelques chiffres sur son avant-bras ?
Et s’il me racontait qu’il a perdu ses enfants ?
Et s’il me disait qu’il était là par choix ?
Et s’il était complètement soûl ?
Et s’il m’agressait ?
Et si, et si ?
Comment savoir à part aller lui demander ?
Pourquoi ce SDF me hante-t-il ?
Il y en a tellement.
Il y a le SDF devant le monoprix avec son berger allemand. Lui, il a un look de hippie, il a les cheveux longs et lui, ça fait au moins 10 ans qu’il est là…
Pourquoi le SDF du monoprix ne m’intrigue pas tant que le SDF du pont du Garigliano ?
Le SDF du monoprix était déjà là quand j’avais 10 ans, mais lui mendie, lui a une pancarte pour qu’on donne à manger à son chien, lui est là, devant le va-et-vient des gens incessants qui vont au choix lui donner de l’argent, à manger, à boire, discuter avec lui, faire une caresse au chien, passer devant lui en l’ignorant, passer devant lui avec un regard méprisant, passer devant lui avec un regard moqueur.
Il est là au milieu des gens qui attendent le bus, qui passe là à pied, qui vont faire leurs courses, qui entrent dans le monoprix et en ressortent de sacs pleins de bonnes choses. Il est là au milieu des jeunes qui vont faire du shopping et des vieux qui se promènent.
Le SDF du monoprix affronte le monde.
Le SDF du pont du Garigliano est seul. Il est le seul être humain stable dans ce tas de conducteurs concentrés sur la route, sur les infos à la radio ou dans leur discussion avec les passagers.
Et s’il avait un travail ?
Et s’il avait une famille quelque part qui l’a rejeté ?
J’écris ces pages car je me dis que c’est bien pour lui que le monde sache qu’il existe. Que le monde le voit de ses yeux comme le monde voit le SDF du monoprix.
Mais qu’on le voit avec des yeux émus et amicaux.
Parce que lui n’est pas à genoux sur les champs élysées un gobelet devant lui.
Parce que lui n’est pas avenue Montaigne en train de montrer aux gens mondains une invalidité.
Parce que lui n’est pas dans le métro avec un enfant en bas âge.
Parce que lui ne chante pas des chansons qu’on ne veut pas entendre.
Parce que lui ne dort pas sur une bouche d’aération qui chauffe devant un hôtel 4*.
Simplement parce que lui, le SDF du Garigliano est réellement reculé du monde.
On le voit lorsqu’on passe rapidement en voiture, et puis on l’oublie tout aussi rapidement.
Il n’est sûrement pas le seul. Les autres sont peut-être bien cachés, mieux cachés.
Et lui, fait-il partie de ceux qui refuse l’aide du SAMU social ? Et qu’a-t-il fait du ticket restaurant que je lui ai donné ? Et des biscuits que j’ai laissé à côté de lui ?
Et comment s’appelle-t-il ?
Je ne sais pas pourquoi, j’ai envie de l’appeler Marc.
Le SDF aux cheveux blancs et aux habits noirs.
Le SDF au regard vide.
Et si Marc s’habillait différemment, si Marc mettait un costume et une cravate, et si Marc était dans le métro place de la Concorde, si Marc se promenait avec une femme à Montmartre, le reconnaîtrais-je ?
Si Marc n’était plus le SDF du Garigliano, qui serait-il ?
Existerait-il ?